Source : Concord Flash, nr. 55, octobre 2008
Il faut trouver le moyen de transformer les flux mondiaux de travailleurs en une situation qui profite à tous.
L’idée de l’Union européenne de créer une « carte bleue » pour attirer les migrants hautement qualifiés et ainsi combler les postes vacants suscite de graves inquiétudes, notamment du côté des gouvernements africains qui doivent déjà faire face à une cruelle pénurie de personnel soignant.
D’après l’Organisation internationale pour les migrations (OIM), l’Afrique a déjà perdu un tiers de son capital humain et continue de voir partir son personnel qualifié à un rythme accéléré : on estime à 20 000 par an le nombre de médecins, de professeurs d’université, d’ingénieurs et autres professionnels ayant quitté le continent depuis 1990. L’OIM estime qu’il y a actuellement 300 000 Africains hautement qualifiés dans la diaspora, alors que dans le même temps l’Afrique verse chaque année 4 milliards de dollars d’honoraires à quelque 100 000 experts occidentaux.
Cette fuite des cerveaux se ressent directement dans les principaux secteurs sociaux des économies africaines, surtout dans l’éducation et la santé. Il y a dix ans, on comptait 1 600 médecins en Zambie ; aujourd’hui, ils ne sont plus que 400. Au Kenya, 90 pour cent du personnel médical émigre chaque année vers l’Europe et les États-Unis. On trouve plus de médecins éthiopiens diplômés à Chicago que dans toute l’Éthiopie et plus de médecins malawis diplômés à Manchester qu’au Malawi.
Cette hémorragie massive de personnel fait que l’Afrique ne dispose que de 3 pour cent de la main-d’œuvre de santé mondiale alors qu’elle accumule 25 pour cent des maladies dans le monde. Le personnel soignant est indubitablement le moteur des systèmes de santé. L’émigration de cette précieuse ressource vers d’autres cieux a considérablement affaibli les systèmes de santé africains, qui parviennent à peine à assurer le service et ne songent même plus à combler les aspirations des Objectifs du Millénaire pour le développement.
La carte bleue envisagée par l’Union européenne (UE), sorte de permis de séjour spécial accordé aux immigrants, ne fera qu’aggraver la situation, en légitimant l’afflux de travailleurs vers l’Europe au détriment des pays à faible revenu d’Afrique subsaharienne. Un exode des professionnels de santé ne fera qu’accentuer le déséquilibre mondial, les pays d’accueil se constituant des réservoirs de personnel soignant professionnel pour remplacer une main-d’œuvre vieillissante et en diminution tandis que les pays africains devront pressuriser davantage des systèmes de santé déjà au bord de la rupture. À continuer de prélever la propriété intellectuelle de l’Afrique, on risque d’annihiler les progrès accomplis dans la lutte contre la faim et l’extrême pauvreté, la réduction de la mortalité infantile, l’amélioration de la santé maternelle et la lutte contre le HIV, le sida, le paludisme et d’autres maladies.
L’Union européenne doit s’interroger sur les implications morales et éthiques de la carte bleue avant de l’introduire. Ma réaction instinctive serait de demander à l’UE de prévoir une clause qui exclue les professionnels de santé. Mais la liberté de mouvement est un droit de l’Homme et les professionnels de santé africains se rendront de toute façon en Europe, avec ou sans carte bleue. On ne peut en outre ignorer la mondialisation et le fait que les professionnels de santé africains doivent contribuer à l’allégement mondial du fardeau des maladies tout en cueillant les fruits de leur dur labeur. Il faut donc trouver le moyen de transformer les flux mondiaux de travailleurs en une situation qui profite à la fois à l’Europe et à l’Afrique.
Endiguer la fuite des cerveaux est certes un défi de taille, mais pas insurmontable. Il suppose toutefois que les gouvernements africains et que les institutions et gouvernements occidentaux qui recrutent en Afrique unissent leurs efforts. Pour garder les travailleurs de santé qui sont encore sur le continent et faire revenir ceux de la diaspora, les gouvernements africains doivent s’atteler vigoureusement aux facteurs qui les incitent ou les ont incités à partir. Ils doivent veiller à ce que les professionnels de santé diplômés puissent trouver un emploi, des salaires compétitifs et des incitants tels qu’un bon logement ; des opportunités professionnelles et des possibilités d’évolution de carrière ; des équipements techniques disposant de tous le matériel de base.
L’Europe aussi doit prendre les devants en veillant à ce que les systèmes de santé africains ne perdent pas leurs précieuses ressources humaines sans compensation ni restitution. Son appui pourrait s’étendre à des programmes de formation des travailleurs de santé spécifiquement adaptés au contexte africain, comme le diplôme en santé communautaire délivré par l’African Medical and Research Foundation, ou encore un programme innovant d’e-learning qui, par son support virtuel, permet à des infirmiers ou à des infirmières de se former tout en continuant de travailler.
Si l’Europe n’a pas d’autre choix que de recruter en Afrique, elle doit alors investir dans le renforcement des capacités des institutions de formation pour que l’Afrique puisse former suffisamment de travailleurs de santé pour répondre à ses propres besoins et à ceux de l’Europe. Avec l’extension de l’espace physique et fiscal, l’UE devrait sous-traiter la formation d’une partie de ses travailleurs de santé aux pays africains.
Au final, l’UE et les gouvernements africains doivent mettre en œuvre des politiques qui répondent à la densité de la main-d’œuvre de santé, à des systèmes de santé africains affaiblis et aux inégalités qui en résultent, ainsi qu’au fardeau mondial de la maladie.
Le Dr Peter Ngatia est directeur du renforcement des capacités à l’AMREF (African Medical and Research Foundation).
Cet article est également paru dans le Daily Nation (quotidien kenyan) du 9 juillet 2008.
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vendredi, novembre 21, 2008
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